Espoirs fragiles en Tunisie

22 janvier 2014

Publié le 19 janvier 2014 dans Le Monde, écrit par Kamel Jendoubi*

L’adoption d’une nouvelle Constitution n’est pas un gage de démocratie. Trois ans après la chute de Ben Ali, prélude du "printemps arabe", l’islamisme menace la transition.

Ils ont déclenché le "printemps arabe" en chassant Ben Ali du pouvoir, il y a trois ans. Aujourd’hui, les Tunisiens sont-ils en train de sauver ce grand mouvement, après le naufrage égyptien, le chaos syrien et le désordre libyen, en adoptant la première Constitution démocratique "apurée" de la charia ? On ne va pas bouder notre plaisir de voir émerger une nouvelle Constitution qui consacre dans le texte des principes et valeurs pour lesquels se sont sacrifiés tant de Tunisiens, renouant ainsi avec l’histoire réformatrice du pays, qui a vu naître la première Constitution du monde arabe en 1861.
C’est une condition nécessaire pour saper les fondements juridiques de la dictature et de l’autoritarisme qui ont régné depuis l’indépendance, en 1956. Mais sera-t-elle suffisante pour prémunir le pays de nouvelles formes d’autocratisme et de totalitarisme ? Rien n’est moins sûr. La Constitution de 1959, bien qu’elle ait contenu plusieurs dispositions protégeant les libertés individuelles et collectives, et notamment la liberté syndicale, justifie cette crainte. Un texte constitutionnel, fût-il beau, ne fait pas, seul, le printemps des libertés, des droits de l’homme et de la démocratie.
Une lutte pour le pouvoir se joue en Tunisie, déclenchée par le parti islamiste Ennahda qui, dès sa victoire électorale, a dévié le sens et la nature de la deuxième phase de transition démocratique dont l’objectif était d’aboutir à une nouvelle Constitution, un an après les élections du 23 octobre 2011.
Il a trahi ainsi le mandat qui lui avait été confié par les électeurs tunisiens, tournant le dos à la révolution de la liberté et de la dignité et provoquant une crise sans précédent : politique, économique, sociale, identitaire, allant jusqu’à toucher à des conquêtes sociales et civiques qui ont marqué l’histoire du pays.
L’adoption d’une nouvelle Constitution validée par une quasi-unanimité est un acquis très important. Il va être utilisé, à n’en pas douter, par la "troïka", la coalition au pouvoir qui rassemble deux partis de centre gauche, le CPR et Ettakatol, ainsi qu’Ennahda. Tous chercheront, et particulièrement les islamistes, dans les mois qui nous séparent des prochaines élections, à (re)constituer leur capital électoral et alimenter leur notoriété internationale.
On jugera à froid la nouvelle Constitution une fois sa rédaction achevée, tant dans les détails des articles que dans son économie générale, ainsi qu’à la lumière des dispositions transitoires qui seront arrêtées. Remarquons que "l’ambiguïté créatrice" de l’article premier de la Constitution de 1959, maintenu dans le nouveau texte, qui stipule que "la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, sa religion est l’islam, sa langue est l’arabe et son régime la République", a permis la fondation d’un Etat indépendant. Un Etat certes autoritaire, mais pour l’essentiel civil pendant plus d’un demi-siècle, grâce à une interprétation qui a fait de l’islam la religion de la Tunisie et non celle de l’Etat.
Or, une lecture biaisée est à l’œuvre, savamment développée, depuis leur victoire aux élections de 2011, par les ténors d’Ennahda, faisant de l’islam la religion de l’Etat. Cette ambiguïté paraît donc recéler un fort potentiel destructeur du caractère civil de l’Etat.
On peut comprendre que les uns et les autres veuillent garder l’ambiguïté pour ne pas chahuter les alliances précaires. Le problème est que ce quiproquo délibéré empêche tout débat. D’autant qu’on a ajouté un article le rendant non révisable – sauf à attendre une autre révolution (juridique au moins). Trois enseignements sont à tirer.
La lutte et la résistance ont porté leurs fruits, bien que, hélas, certains l’aient payé de leur vie. L’islamisme politique a été mis en échec sur le plan doctrinal et pratique. Il ne peut pas mettre en œuvre dans l’immédiat son projet de "réislamisation". Il s’est aliéné de larges couches de la population qui ont découvert que leur problème n’est pas l’islam, mais l’islamisme politique, qui s’avère incompatible avec la conduite d’un pays vers la liberté, la dignité et la démocratie et dont la gestion des affaires publiques est génératrice d’instabilité et de violence.
Le deuxième enseignement a trait au recul des islamistes qui est, pour l’essentiel, tactique ; il n’exprime pas des concessions principielles qui peuvent dénoter d’un changement de fond dans leur idéologie et dans leurs convictions. Pragmatiques et manœuvriers, criant en permanence à la conspiration, alternant la diabolisation des "ennemis de la révolution" et l’apaisement avec ces derniers, les stratèges islamistes ne perdent pas le cap : ils jouent la Constitution (en essayant de la miner au maximum) contre leur maintien au pouvoir sous des formes à négocier, d’où leur habileté à mettre à profit le dialogue, qu’il soit national (institué) ou dans les coulisses.
A cette fin, ils ont besoin de redorer leur blason, après deux ans de gestion chaotique et catastrophique. "Modérés", ils le démontrent, puisqu’ils disent avoir cédé sur l’essentiel : point de charia dans la Constitution (mais l’islam englobe nécessairement la charia !) et point de ministres islamistes dans le gouvernement, tout en gardant la main sur l’Assemblée nationale constituante (ANC), le détenteur du véritable pouvoir. Les "laïcs" peuvent dormir tranquilles, les observateurs et les diplomates être rassurés.
Pour combien de temps ? Le troisième enseignement a trait à l’importance du contexte géopolitique dans les inflexions tactiques de l’islamisme politique. "Le tremblement de terre" égyptien – dixit Rached Ghannouchi, président d’Ennahda – a privé ce parti d’un allié de poids, les Frères musulmans, dont il s’est démarqué (sans se couper) pendant les années de plomb sur les questions relatives aux droits de l’homme et à la démocratie. C’est ainsi qu’il a souscrit en 2008 aux documents élaborés par le Collectif du 18 octobre pour les libertés, documents qui statuent sur les questions telles que les droits des femmes et l’égalité de genre, la liberté de conscience et de croyance, la relation Etat-religion et l’affirmation de l’Etat civil fondé sur la démocratie et les droits de l’homme.
La confrérie victorieuse en Tunisie et en Egypte, Ennahda – appuyé par les monarchies du Golfe, l’Arabie saoudite et le Qatar – s’était senti pousser des ailes, n’hésitant pas à remettre en question les engagements solennels pris en 2008.
Mais Ennahda a été acculé à tirer les leçons de son alignement aveugle et sur les Frères musulmans – contre lesquels des millions d’Egyptiens se sont dressés et que l’armée a éjectés du pouvoir par un coup d’Etat sanglant – et sur le Qatar, le financeur en chef du projet d’"islamisation démocratique" (sic) poussé par cet Emirat riche et réactionnaire. L’action des salafistes et sa frange djihadiste violente ont aussi déclenché des réactions fortes des bailleurs de fonds occidentaux : ces derniers craignent les risques de chaos engendrés par le terrorisme en Tunisie, avec ses ramifications maghrébines et au-delà, d’autant qu’ils ont affaire à un Etat affaibli, notamment par des milliers de nominations faites pour la plupart par complaisance et soumission au parti Ennahda. L’Algérie, pays essentiel pour la Tunisie, n’est pas en reste.
Tous ces acteurs sont inégalement intéressés par l’agenda démocratique de la Tunisie. Certains voient même d’un mauvais œil cette transition démocratique, qui pourrait donner des idées aux peuples voisins.
Ce que l’on appelle le double discours des islamistes est à double usage : composer avec "les partenaires internes" et rassurer les chancelleries occidentales. Hier, quand on défendait leur droit à l’existence et dénonçait la répression sauvage qui les visait, on disait : il faut les prendre au mot. L’expérience a démontré qu’il faut aussi se méfier de leurs mots ambigus. La Constitution est un acquis important mais qui ne déterminera pas, seul, le cours des événements.
Les moyens déployés par les acteurs politiques et ceux de la société civile, l’évolution de la situation politique, économique, sécuritaire, les alliances en constituent l’autre volet ô combien plus déterminant pour la bataille qui se prépare ; aujourd’hui, son issue (dans une première phase, car elle continuera sous des formes nouvelles, qu’Ennahda l’emporte ou pas) est déterminée par les prochains scrutins, et donc en partie par la crédibilité et l’indépendance de l’instance supérieure indépendante pour les élections et par la loi électorale ; celle-ci va dessiner les contours des rapports de forces politiques. Le climat dans lequel elles vont se dérouler est un autre facteur déterminant (sécurité, respect des libertés, tensions sociales, régionale, économique, cultuelle, etc.).
La confiance de la population dans le processus démocratique est le troisième pilier qui constitue le principal garant de tout changement durable : son adhésion à celui-ci, sa cohésion, sa capacité à endurer les difficultés et à ne pas sombrer dans la fatalité et la révolte. Il revient aux forces démocratiques, politiques, acteurs de la société civile, à faire en sorte qu’elle reprenne espoir.

Kamel Jendoubi
Opposant au régime de Ben Ali, a été président du Réseau euroméditerranéen des droits de l’homme (2004-2011) et l’un des fondateurs du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie. Il est retourné à Tunis le 16 janvier 2011, après un exil forcé qui a duré plus de dix-sept ans. Élu à la tête de l’Instance supérieure indépendante pour les élections, il a organisé, avec son équipe, les premières élections libres et pluralistes du 23 octobre 2011