Un appel à lire l’écrivaine turque Aslı Erdoğan

Article écrit par Julia Baron (ReporteR MCM)

6 janvier 2017

Lundi 12 décembre à la Manufacture des tabacs, Nantes

Retour sur la soirée de solidarité avec l’écrivaine turque Asli Erdogan

L’écrivaine Aslı Erdoğan, qui n’a en commun avec le président turc que le nom de famille, est en prison depuis plus de 130 jours. Ce jeudi 29 décembre, elle sera jugée devant le tribunal d’Istanbul (Turquie). Elle risque la perpétuité pour avoir collaboré au journal Özgür Gündem aujourd’hui interdit en Turquie, accusée d’« apologie du terrorisme ».

Le 12 décembre 2016 à l’initiative de l’écrivain Tieri Briet et du romancier Ricardo Montserrat notamment, des lectures ont été organisées en France, à Brest, Bordeaux ou encore Paris et partout dans le monde. L’une d’elle avait lieu à Nantes. Ricardo Montserrat était présent pour apporter son soutien et lancer un appel à lire l’écrivaine.
Il est 19h, ce lundi 12 décembre 2016 et malgré le froid les nantais ont fait le déplacement. La salle et les sièges de la Manufacture des Tabacs se remplissent doucement. Tous sont là pour soutenir l’écrivaine turque Aslı Erdoğan et la linguiste Necmiye Alpay et derrière elles, les milliers de personnes arrêtées de manière frénétique par le régime turc ces derniers temps.
« Ce n’est pas une journaliste de plus, une personne de plus qui a été arrêtée. Ce sont des poèmes et il faut que nous les entendions ». La soirée commence par quelques mots de l’écrivain Ricardo Montserrat. Il rappelle au public l’importance de « dire, lire et partager auprès du plus grand nombre les mots d’Aslı Erdoğan. Nous devons frapper aux portes des prisons pour nous faire entendre ».

Redonner un visage aux chiffres

Des milliers de responsables politiques du BDP (Le Parti de la paix et de la démocratie) et du HDP (Le Parti démocratique des peuples) dont les coprésidents Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, des centaines de journalistes, des écrivains, des universitaires, des magistrats, des intellectuels, des fonctionnaires arrêtés, limogés, obligés de s’exiler... Voilà les dernières informations de Turquie. Les prisons se remplissent de manière inéluctable.
Chaque jour, l’actualité apporte de nouveaux chiffres qui n’ont plus de sens tellement ils semblent abusifs. « Il faut personnaliser les chiffres », martèle Ricardo Montserrat.
Ce soir, les textes de la militante et féministe Aslı Erdoğan vont résonner dans la salle de la Manufacture pour tenter de faire reculer l’oppression en Turquie.
« Demain, je ne veux pas avoir à dire « Je suis Aslı » comme on a pu le faire au moment de Charlie », s’inquiète le romancier. L’écrivaine est en effet en mauvaise santé et aurait besoin de soins face à un risque accru d’AVC.
Ricardo laisse ensuite la parole aux lecteurs. 18 voix en opposition à la répression, 18 voix pour lire haut et fort les textes d’Aslı, 18 voix pour résister à l’oppression. Derrière ces voix, des photos d’Aslı défilent sur le rétro projecteur. Les lectures commencent par une lettre d’Aslı en français et en kurde adressée le 1er novembre 2016 aux journalistes et à la presse.
« Je vous écris cette lettre depuis la prison de Bakırköy (…) Cette lettre est un appel d’urgence ! La situation est très grave, terrifiante et extrêmement inquiétante. Je suis convaincue que le régime totalitaire en Turquie s’étendra inévitablement, également sur toute l’Europe. L’Europe est actuellement focalisée sur la « crise de réfugiés » et semble ne pas se rendre compte des dangers de la disparition de la démocratie en Turquie. Actuellement, nous, — auteurEs, journalistes, Kurdes, AléviEs, et bien sûr les femmes — payons le prix lourd de la « crise de démocratie ». (…) Nous avons besoin de votre soutien et de solidarité. Nous vous remercions pour tout ce que vous avez fait pour nous, jusqu’à maintenant. » (extraits de la lettre d’Aslı).

« La littérature a été mon premier asile »

Puis les textes de la romancière se succèdent. Un autoportrait dans lequel Aslı raconte sa naissance en 1967 à Istanbul puis son départ pour la campagne où elle grandit dans un contexte de tension et de violence. Enfant solitaire, la littérature est son premier asile. Elle écrit sa première nouvelle à 22 ans et reçoit un prix littéraire. Plusieurs extraits de La ville dont la cape est rouge (2003) témoignent de son exil un temps à Rio au Brésil. Les lecteurs livrent également des extraits du livre Le Bâtiment de pierre (2013), qui porte sur l’univers carcéral. L’assemblée retient son souffle durant la lecture de Au pied des murs, captivant reportage dans lequel Aslı raconte la nuit du 15 juillet 2016. Cette nuit d’incertitude où un coup d’État manqué de membres de l’armée turque a fait trembler le pouvoir en place. Enfin, quelques articles du quotidien Özgür Gündem sont lus. Récits glaçants des horreurs commises contre les populations kurdes de Cizre, Silvan ou encore du quartier de Sur à Diyarbakır.
[6 mars 2016] « Alors que le couvre-feu arrive à son 96e jour dans le quartier de Sur de Diyarbakır, la commune a été bombardée par des tirs de char, non-stop... Quarante-quatre personnes qui ont voulu quitter la commune en début de semaine – dont dix-neuf enfants, un bébé, nommé Elif Su – sont en garde-à-vue. (…) Suite aux attaques effectuées avec des armes lourdes – chars et canons – à Cizre, commune de Şırnak, 1200 maisons ont été gravement endommagées. » Des scènes qui se sont déroulées en Turquie et qui rappellent tristement ce qu’il se passe chez son voisin syrien.
Une dernière lecture, la dernière lettre d’Aslı envoyée depuis la prison de Bakırköy datant du 5 décembre 2016. Cette fois, elle n’est plus seulement adressée à ses collègues journalistes, mais à nous tous.
« Chers amis, collègues,
Cette lettre est écrite depuis la prison pour femmes de Bakırköy, quelque part entre un asile de fous et une vieille léproserie. En ce moment, un nombre de “journalistes”, estimé entre 150 et 200, a été emprisonné en Turquie, et je suis l’un (e) d’entre eux. »
, commence la lettre.
Ricardo Montserrat reprend le micro pour conclure cette soirée chargée en émotion.
« Même si le ton est grave, Aslı Erdoğan est en vie et il ne faut pas l’oublier », rappelle-t-il. Ne rien faire pour elle, ici en Europe, c’est laisser « mourir les valeurs dans lesquelles nous croyons ».

À noter :

  • Un dossier spécial consacré à l’écrivaine a été mis en ligne sur le site Kedistan.
  • En solidarité avec Aslı Erdoğan et Necmiye Alpay, qui seront jugées le jeudi 29 décembre 2016, six écrivains et journalistes ont pris l’avion pour Istanbul et se rendront à leur procès.
  • À paraître le 4 janvier prochain aux éditions Actes Sud : Le silence même n’est plus à toi, recueil de textes de la romancière parus dans la presse ces dix dernières années.
  • La pétition pour demander la libération d’Aslı Erdoğan

Article rédigé par Julia Baron - 28/12/16
(ReporteR MCM)