Le Brésil au bord d’un coup d’État institutionnel

11 mai 2016

Publié sur le site de Ritimo le 19 avril 2016, par CAMPELO Erika

Depuis plusieurs mois, une violente crise politique secoue le Brésil : d’un côté, la droite réactionnaire, dont de nombreux élus sont impliqués dans des scandales de corruption, veut en finir avec treize ans de gouvernement du Parti des travailleurs (PT). De l’autre, sans forcément soutenir l’action du gouvernement, de nombreux Brésiliens dénoncent une forme de coup d’État. Le journaliste Leonardo Sakamoto, lui-même cible de menaces de mort et de campagnes de diffamation, décrypte la complexe situation politique brésilienne.

La présidente du Brésil Dilma Roussef, élue en 2014, risque d’être destituée dans les prochains 180 jours. Dimanche dernier, le 17 avril, les partisans de sa destitution ont réuni plus de deux-tiers des voix nécessaires (342 sur 513 députés) au Congrès national. 367 députés ont voté en faveur de sa destitution, l’impeachment. La prochaine étape du processus se jouera dans les coulisses du Sénat brésilien.

Le vote au Congrès national suit la décision d’une commission parlementaire spéciale de soixante-cinq députés qui a jugé légitime la demande de destitution de la présidente. Selon la presse brésilienne, sur les 38 députés qui se sont prononcés en faveur du processus de destitution, trente-cinq font l’objet d’investigations pour crime et corruption ! Parmi eux quatre sont impliqués dans l’affaire Lava-jato (« lavage express » d’argent), le scandale de corruption lié à l’entreprise pétrolière publique, Petrobas, et les plus importantes entreprises de BTP du pays. Un énorme système de blanchiment qui permettait aux candidats et partis politiques de financer leurs campagnes électorales.

Manifestation contre la destitution
CC Agência Brasil

Si Dilma Roussef est destituée, elle sera remplacée par son vice-président, Michel Temer, membre du parti de centre-droit PMDB. Depuis quelques semaines, il a rejoint l’opposition favorable à la destitution. Rien n’assure qu’il restera au pouvoir, car il est lui-même visé par une procédure de destitution. Dans ce cas, la Constitution prévoit que c’est le président de la Chambre des députés qui assurerait la présidence. Il se nomme Eduardo Cunha et sera aussi jugé par la Cour suprême dans le cadre du scandale de blanchiment Lava-jato pour avoir reçu au moins cinq millions de dollars de pots-de-vin. Il est mis en examen pour corruption passive et blanchiment d’argent. En plus d’être cité dans la liste des Panama Papers, en tant que propriétaire d’une société off-shore suspectée d’évasion fiscale.

Paradoxe : Dilma Roussef n’est, elle, impliquée dans aucun scandale de corruption. Ceux qui veulent sa destitution l’accusent d’avoir masqué l’ampleur du déficit public de 2014, utilisant un tour de passe-passe comptable, les pedaladas fiscais. Une pratique pourtant courante pour les anciens présidents et les gouverneurs d’États, qui n’a jamais mené à leur destitution, nous explique Leonardo Sakamoto. Journaliste, fin connaisseur de la vie démocratique brésilienne, Leonardo Sakamoto a créé Repórter Brasil, une association de lutte contre les formes modernes de travail esclave et qui défend les droits des travailleurs ruraux. Son blog est suivi par des dizaines de milliers de Brésiliens. Depuis les élections présidentielles d’octobre 2014, les menaces de morts et les campagnes de diffamation se sont multipliées à son encontre. La semaine dernière, le quotidien brésilien Folha de Sao Paulo [1], a révélé qu’une des campagnes de diffamation sur internet était financée par JBS, le géant brésilien de l’industrie des abattoirs et conditionnement de viande.

Les manifestations contre la procédure de destitution se multiplient depuis quelques semaines. Sans forcément soutenir le gouvernement de Dilma Roussef, de plus en plus de Brésiliens associent cette destitution à un coup d’État institutionnel, extrêmement dangereux pour l’avenir de la démocratie brésilienne.

Le journaliste Leonardo Sakamoto

Qui sont les manifestants anti Dilma Roussef ?
Leonardo Sakamoto : Selon les enquêtes sur la manifestation de São Paulo qui a réuni un demi million de personnes le 13 mars, ce sont en majorité des hommes blancs, membres de la classe moyenne élevée, avec des revenus importants. Ils demandent la destitution de la Présidente du Brésil – l’impeachment – à cause de la corruption. Ils revendiquent aussi un État moins présent, veulent payer moins d’impôts. Une partie des classes populaires, qui n’ont pas manifesté le 13 mars, veulent aussi la démission du gouvernement. Pour des raisons contraires : ils souhaitent un État plus présent, désirent une amélioration de leur qualité de vie.

Au Brésil comme ailleurs, ces sont les classes populaires qui ont davantage besoin de l’État pour avoir accès aux soins ou à l’éducation. Les jeunes, qui ont été au cœur du mouvement social de 2013 contre l’augmentation des prix des transports, ne sont pour l’instant pas présents dans les rues, ni contre Dilma Roussef, ni en soutien, ou en faveur du respect des institutions démocratiques. Ils ne se sentent pas représentés par ces deux groupes, et estiment que ceux qui demandent la destitution seront pire que le gouvernement actuel.

Qu’en est-il des allégations de corruption visant la Présidente ?
Jusqu’à présent, il n’existe aucune preuve qu’elle a commis un délit. Ceux qui veulent la destituer accusent son gouvernement d’avoir contracté des dettes auprès des banques publiques pour masquer un déficit. Il n’existe aucune accusation de corruption. Elle n’est pas impliquée dans le scandale du géant pétrolier brésilien, Petrobras, appelé « lava-jato » (lavage automatique d’argent, ndlr). Je trouve son gouvernement assez mauvais. Cependant, je préfère avoir un gouvernement médiocre et ne pas détériorer nos institutions en destituant la présidente. Contracter des dettes, tous les gouverneurs d’État le font (le Brésil est un État fédéral, ndlr). Tous les anciens présidents l’ont fait.Si nous destituons la présidente pour cela, nous devrons destituer tous les gouverneurs. Nous sommes en démocratie, si le gouvernement n’est pas bon, au peuple de ne pas le réélire. La procédure d’impeachment va accélérer son départ, hors du processus démocratique. Cela pose un vrai problème. D’autant que c’est l’ancien parti de sa coalition – le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien, centre droit) – et le parti d’opposition PSDB (droite) qui prendront le pouvoir. En la destituant, nous jetons à la poubelle nos institutions et on abîme la jeune démocratie brésilienne. Qui sait ce que cela provoquera dans le futur ?

Comment expliquer l’émergence d’une nouvelle droite réactionnaire au Brésil ?
Lors de mes voyages, combien de fois ai-je entendu de la part de personnes issues de classes moyennes ou aisées : « Cet aéroport ressemble à une gare routière », une manière de déplorer le fait que les classes populaires puissent prendre l’avion et ne soient pas seulement reléguées au voyage en car. Il existe un préjugé de classe très fort. Le Brésil est un pays tranquille, cordial, quand chacun reste à sa place sociale.
Or, les classes populaires ont commencé à questionner les classes dominantes. Cela dérange ces groupes de droite, voire de l’ultra droite, qui existent depuis longtemps. Avec la crise politique et économique, ils sont sortis du placard où les avait laissés la fin de la dictature civile-militaire. Certains groupes sont encore plus conservateurs que le Tea Party nord-américain. Au parlement, cette ultra-droite est représentée par le député Jair Bolsonaro, ouvertement homophobe, raciste et misogyne. Sur les réseaux sociaux, par le journaliste Olavo de Carvalho, l’un des principaux intellectuels de la pensée néoconservatrice brésilienne. Les réseaux sociaux ont permis à certains groupuscules conspirationnistes et néo-conservateurs de gagner en notoriété.
Ces groupes mènent une offensive réactionnaire contre les acquis sociaux. Il sont contre les allocations familiales, contre les quotas de personnes discriminées à l’université – dont bénéficient les Noirs, les Indiens –, contre les avancées en matière de droits humains et de mœurs – égalité homme-femme, droits des homosexuels et des transgenres. C’est une vague réactionnaire très forte, qui s’étend aussi au niveau mondial.

Comment expliquez-vous la violente tension politique que le Brésil connaît en ce moment entre les personnes favorables à la destitution de la présidente Dilma Roussef et celles qui s’y opposent, soit en soutien à la gauche, soit par respect du processus démocratique et électoral ?
Les conservateurs représentent une partie importante de la société brésilienne. Les préjugés, le racisme, la violence domestique ont toujours existé. Mais la bipolarisation de la société – l’affrontement entre deux blocs – a gagné le pays depuis les élections de 2014. L’extrême-droite, surtout, est sortie de l’hypocrisie habituelle et profite de cette ambiance pour diffuser son discours de haine. Le Brésil est un pays qui a vécu une dictature militaire et n’a jamais analysé ses blessures. La seule chance de nous construire en tant que nation est de réfléchir sur ce passé. Cette réflexion passe par un débat public. Mais il est difficile de débattre quand il y a beaucoup de haine, de colère et de violence. Il ne faut pas que ces idées se propagent.

Comment voir l’autre comme un adversaire politique et non un ennemi ? Nous n’avons pas encore cette capacité de mener un débat politique. Au Brésil, la culture est d’éviter le conflit à tout prix, ce que l’historien Sérgio Buaque de Holanda appelait la question de la cordialité. Et là, la situation a fait éclater cette cordialité, laissant place au conflit permanent. De nombreuses personnes préfèrent se réfugier dans leurs préjugés. L’ignorance est confortable.

Quel bilan dressez-vous des 13 ans de gouvernement du Parti des Travailleurs (PT) en matière de politique sociale ?
Les droits humains et sociaux ont progressé depuis vingt ans, sous le mandat des trois derniers présidents : Fernando Henrique Cardoso, appelé « FHC » (centre-droit), Luis Inacio Lula da Silva (gauche) et Dilma Roussef (centre-gauche). Les mesures contre le travail esclave ont été mises en œuvre par FHC puis ont été renforcées par Lula. Il y a aussi eu des reculs importants, comme la réforme du système de retraite qui a été très mal préparée, ou la réforme du droit du travail, qui met en péril la protection des salariés. Les travailleurs brésiliens ont été transformés en petites entreprises, prestataires de services.

Au nom du développement du pays et d’une vision trop productiviste, les trois gouvernements ont mené des grands projets qui n’étaient pas justifiés. La construction des grands barrages en Amazonie, par exemple. Le gouvernement s’est intimement rapproché du patronat. L’ancien président Lula a ainsi félicité les propriétaires des grandes plantations de canne de sucre, les qualifiant de héros. Si eux sont des héros, les ouvriers ruraux qui coupent la canne dans des conditions très difficiles sont-ils des dieux ?

Malgré l’amélioration des conditions de vie des Brésiliens et certaines conquêtes sociales, à chaque fois qu’une crise économique survient, cela se traduit par de grandes pertes pour les droits des salariés. Pour un parti qui s’appelle « parti des travailleurs » et pour son prédécesseur qui se prétend « social démocrate », le bilan des deux décennies est assez mitigé. Ils n’ont jamais réussi à mettre en pratique tous les dispositifs liés à la qualité de vie et au droit du travail.

A quels obstacles la gauche au gouvernement a-t-elle été confrontée ?
Le principal obstacle, c’est le système politique et la multiplicité des partis, ce que nous appelons la governabilidade. Aujourd’hui, il existe 35 partis politiques dans le pays. Le Parti des travailleurs (PT) n’a jamais eu la majorité parlementaire dans les deux chambres (Congrès et Sénat). Il est obligé de former une alliance avec le PMDB, qui compte le plus de députés élus. Le PMDB a participé au processus de re-démocratisation en 1985, après la dictature. Mais il est devenu un agglomérat d’intérêts personnels.

Le pays a besoin d’une réforme politique urgente. C’est fondamental pour la démocratie brésilienne. Or, aucun gouvernement n’a osé la réaliser. Au début de son premier mandat, le président Lula a passé un pacte entre les travailleurs, les élus et les entrepreneurs pour gouverner. Conclure des alliances vient de son expérience de syndicaliste. Ce schéma a bien fonctionné au début, tant que l’économie était en croissance dans le pays et dans le monde. C’était un jeu gagnant-gagnant. Le revenu du travail a augmenté, celui du capital également. Ceux qui gagnaient beaucoup ont gagné encore plus, ceux qui n’avaient rien ont gagné un peu.

Mais c’était une erreur de calcul de la part de Lula : à partir du moment où la croissance économique est en berne, c’est devenu chacun pour soi. Bien sûr, les années Lula ont été fondamentales : une partie de la population a pu accéder aux biens de consommation. Cependant, l’accès aux services publics et aux infrastructures de qualité – santé, école, culture, loisirs – ne leur a pas été garanti. Cela aurait dû être la priorité du gouvernement. Cette classe sociale s’est rendue compte que sa qualité de vie ne s’est pas vraiment améliorée malgré l’augmentation de leurs revenus. La crise économique les a rattrapés de plein fouet. Ces familles avaient associé progrès social à l’acquisition des biens de consommation. Avec la crise, elles perdent ces atouts symboliques – l’accès à ces biens de consommation – qui les incluaient dans la société brésilienne.

Pourquoi les gouvernements de Lula et de Dilma Roussef n’ont-ils pas réussi à combattre la corruption ?
Aucun gouvernement, depuis deux décennies, n’a réalisé une réforme politique réelle. Le Brésil et la démocratie ont pourtant grand besoin d’une réforme qui augmenterait les outils de contrôle des financements des campagnes électorales, et faciliterait la participation populaire et sociale. La seule avancée est la nouvelle loi qui interdit les financements des campagnes politiques par les entreprises. Ce financement a toujours constitué un instrument privilégié de corruption. Cette loi a été adoptée avec beaucoup de difficultés en 2015. L’autre problème est que la gauche brésilienne, lorsqu’elle a accédé au pouvoir, a adopté les méthodes politiques qu’elle critiquait auparavant : conclure des accords à tout prix avec d’autres partis, y compris les plus corrompus, pour disposer d’une majorité parlementaire. Et s’est de fait impliquée jusqu’au cou dans ces affaires de corruption. Ni Lula, ni Dilma n’ont détourné d’argent, mais leur parti, qui incarnait l’espoir du pays, a adopté des pratiques contraires à son discours.
Propos recueillis par Erika Campelo

Notes

[1] Lire en portugais ici