Les Kurdes au cœur de la tourmente

6 avril 2016

Zoom d’actualité, publié sur le site de Ritimo le 18 mars 2016, par CIIP, GRUNWALD Catherine à retrouver au lien suivant.

Sommaire de l’article

Un territoire à cheval sur quatre pays
Le Rojava : les femmes en première
Les Kurdes en guerre contre Daech
Quelles solidarités ?

De la négation à la reconnaissance en passant par la guerre, voilà la destinée des Kurdes, composante majeure de la mosaïque des peuples anatoliens. Leur territoire - le Kurdistan, "le pays des Kurdes" - est à cheval sur quatre pays dont les frontières ont été dessinées à la faveur de la guerre, sous les auspices des puissances britanniques et françaises. Si le traité de Sèvres, signé en 1920, prévoyait la création d’un État kurde, conformément au principe wilsonien de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’idée d’un Kurdistan n’a pas fait le poids face aux intérêts occidentaux et au partage des zones d’influences après la première guerre mondiale. Lire à ce propos "Les Kurdes et le Kurdistan par les cartes : du traité de Sèvres à la guerre contre l’État islamique (EI)"

Une partisane du PKK au coeur des montagnes kurdes
(photo Kurdishstruggle)

La situation et l’organisation des mouvements kurdes vont alors connaître des destins différents, variables selon les pays. Un point commun cependant : nettoyages ethniques, massacres, interdictions de parler et d’enseigner la langue kurde et répression de tout début d’expression de la société civile kurde jalonnent leur histoire comme le rappelle cette brève histoire du Kurdistan (en anglais).

Un territoire à cheval sur quatre pays

Bakur (Kurdistan turc), Bashur (Kurdistan iranien), Rojava (Kurdistan syrien)... autant d’appellations pour désigner un territoire, le Kurdistan, loin d’être homogène tant du point de vue des populations concernées, qui parlent plusieurs langues (quatre principales), que de leur histoire et de la situation actuelle.
La densité et la complexité de la situation est bien représentée par la carte interactive du Kurdistan présentée sur le site des Amitiés kurdes de Bretagne et complétée par une chronologie actualisée en permanence Kurdistan Diary (en anglais), sur le site Isyandan.

En Turquie, foyer de population kurde le plus important (15 à 20 millions, les Kurdes occupent un quart du territoire de la République turque), la population kurde et sa culture ainsi que les mouvements kurdes dont le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) classé terroriste et traqué par les autorités turques, n’ont pas cessé d’être violemment réprimés.
Depuis le massacre de Suruç à l’est de la Turquie le 20 juillet 2015, massacre attribué à L’État islamique (EI) par Ankara et où 32 militants pro kurdes ont trouvé la mort, s’est ouverte en Turquie une nouvelle phase de violence, qui met fin à deux années de cessez-le-feu. Une reprise de la guerre qui, malgré des analogies avec l’insurrection des années 1990 : d’un côté le mouvement kurde "écartelé entre des registres d’action qui à la fois se nourrissent et se contredisent les uns les autres", de l’autre une Turquie face à ses ambiguïtés entre Kurdes et politique régionale.
Alors qu’Erdoğan continue sans retenue sa répression généralisée contre les Kurdes et opposant-es démocrates et progressistes…, l’Assemblée pour la paix organisait le 12 décembre 2015 une conférence intitulée "Le processus de résolution et les moyens pour dépasser la crise", une conférence, parmi de multiples initiatives en Turquie, qui marque cet effort pour penser – si ce n’est rêver – la paix.
Pour nombre de députés européens, "une solution pacifique à la question kurde en Turquie n’est pas possible sans négociation avec le PKK", ils demandent donc au Conseil de l’Union européenne que le PKK soit retiré de la liste des organisations terroristes de l’UE (en anglais).
Mi-février 2016, une délégation internationale de la Commission civique UE Turquie s’est rendue en Turquie pour faciliter la reprise du dialogue entre le gouvernement turc et Abdullah Öcalan, le principal porte-parole de la communauté kurde détenu sur l’île-prison d’İmralı depuis 1999, afin d’aboutir à un processus de paix. Lire "Le peuple de Rojava orchestre une révolution sociale" (en anglais).

Le Kurdistan iranien est le berceau historique des Mèdes de l’Antiquité, ancêtres des Kurdes. Selon l’Institut kurde de Paris, "il y a environ 8 millions de Kurdes au Kurdistan iranien auxquels il convient d’ajouter les 3 millions de Kurdes émigrés vivant en communautés compactes dans le Khorassan (1,5 million) ou dans les grandes métropoles iraniennes". Leurs droits civils et politiques sont régulièrement bafoués, des militants et militantes sont régulièrement arrêtés et exécutés, même s’ils ont une représentation politique via le PDKI, le Parti démocratique du Kurdistan iranien.
"Répartis entre la région frontalière avec l’Irak et la Turquie à l’ouest et la frontière turkmène à l’est, les Kurdes iraniens, soit 13 % de la population totale du pays, mènent un combat pour la reconnaissance de leurs droits politiques et culturels depuis les années 1920... La répression, particulièrement sévère dans les années 1980, se poursuit aujourd’hui avec plusieurs exécutions d’opposants kurdes par an.

Les Kurdes irakiens (4 à 5 millions) obtiennent la création d’un Kurdistan autonome en 1991, une entité politique fédérée du nord de l’Irak reconnue par la Constitution irakienne en 2005 : le Gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK) est la seule émanation kurde dotée d’une réelle autonomie politique. Le GRK dispose ainsi de son propre parlement, habilité à édicter des lois, de sa propre armée (100 000 peshmergas qui veillent sur ses frontières territoriales), d’un drapeau propre, d’un hymne, et d’une représentation diplomatique à l’étranger.
Depuis, les Kurdes d’Irak doivent faire face à de nouveaux défis, celui de la naissance d’une nation et de la gestion du pouvoir. La région autonome est aujourd’hui confrontée à une grave crise économique et sociale aggravée d’une crise politique provoquée par le refus du président Massoud Barzani de quitter le pouvoir alors que son mandat s’est achevé au mois d’août 2015, auxquelles s’ajoute la confrontation avec les combattants jihadistes du groupe État islamique, les combattants islamistes de Daech... Si l’avenir semble périlleux pour l’identité kurde, l’évolution spectaculaire de la situation régionale - délitement de l’Irak, guerre en Syrie - ravive "le mirage toujours vivace de l’indépendance kurde".
Mais les organisations de défense des droits humains alertent : selon un rapport d’Amnesty International publié le 20 janvier dernier (en anglais), des forces kurdes ont détruit des milliers de maisons dans le nord de l’Irak. Ce récent rapport s’inscrit dans un corpus de plus en plus important de textes publiés par des organisations de défense des droits de l’Homme, notamment Human Rights Watch, qui révèlent la manière dont des groupes nationalistes kurdes de tous bords et de toutes origines géographiques commettent des crimes sous l’influence d’idéologies nationalistes racistes... Comme l’affirme le chercheur et blogueur Tallha Abdulrazaq, "les Kurdes, les Arabes et les Turcs ont suffisamment souffert sous les coups des dictateurs, des milices et de Daech – il ne faut plus qu’ils s’oppriment les uns les autres".

Un monument à Chamchamal (Kurdistan irakien) pour ne pas oublier le génocide
182 000 morts kurdes entre le 23 février et le 6 septembre 1988 (photo Béatrice Dillies)

En Syrie, sous Bachar al-Assad, les 3 ou 4 millions de Kurdes sont soumis à une politique de répression et de discrimination. La guerre civile est une opportunité pour eux de prendre leur destin en main. Depuis 2012, le Kurdistan syrien est sous le contrôle de groupes dirigés par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), basé en Irak. Ces groupes sont connus sous divers acronymes lorsqu’ils opèrent en Syrie, mais le plus récent d’entre eux — qui inclut des petits groupements arabes ou syriaques — est une organisation paramilitaire qui répond au nom deForces démocratiques syriennes (FDS) qui se veut une "force d’opposition incontournable". De fait, le PKK a bien joué depuis le début du conflit syrien. Après avoir muselé ses rivaux, il bénéficie du soutien des États-Unis via les FDS tandis que d’autres groupes de sa mouvance, telle l’Union démocratique du Kurdistan (PYD), son parent syrien honni par Ankara, se coordonnent avec Moscou. Lire "Syrie, tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’opposition".

Le Rojava : les femmes en première ligne

Le Rojava désigne la région historiquement kurde de Syrie, au nord-est de la Syrie. Le Kurdistan syrien est déclaré autonome en 2013. Dans les affres de la révolution syrienne y est née une forme d’organisation que les habitant-e-s qualifient de "révolution". Cette révolution n’arrive pas de n’importe où : elle est le résultat du mouvement kurde de Turquie et des réflexions d’Abdullah Öcalan. L’organisation porte le nom de confédéralisme démocratique. Les communes sont autogérées par leurs habitants qui prennent toutes les décisions relatives à la vie de la commune, que ce soit l’économie, l’éducation ou leur protection ; ces derniers ont un total contrôle au niveau local. Lire "L’autonomie démocratique au Rojava et au Bakur" (1/2 et 2/2)

Combattantes kurdes de l’YPG
(photo Kurdishstruggle)

Les femmes sont omniprésentes dans ces combats. 40% de ces combattants kurdes sont en fait des combattantes. Elles sont en première ligne au sein des Unités de Défense Populaire (Yekîneyên Parastina Gel, YPG) pour défendre leur liberté contre les bandes armées fanatiques de l’État Islamique en Irak et au Levant (EI, ex EIIL). Elles commandent parfois des unités composées d’hommes et mènent une "guerre civile dans la guerre civile". A l’encontre des nombreux clichés qui soumettent la femme orientale à un rôle primaire, ces femmes combattent les stéréotypes et oeuvrent pour une vraie révolution féministe (en anglais). En témoignent ces faits :

  • une entrevue avec des femmes combattantes de la Brigade internationaliste de libération fondée en Rojava en juin 2015 et qui rassemble des combattants de plusieurs organisations révolutionnaires turques et du monde entier : "Nous ne sommes pas des femmes qui attendent leurs sauveurs !""
  • À l’appel de l’Initiative des femmes pour la paix, 150 femmes des quatre coins de la Turquie se sont rendues à Cizre en septembre 2015, pour rencontrer les femmes de cette ville située à la frontière syrienne, qui a enduré un siège de neuf jours, sous le feu des tireurs d’élite et des mortiers de l’armée turque, sans eau, sans électricité, sans ravitaillement. Récit : "Cizre du point de vue des femmes".
  • Nasrin Abdallah, commandante en chef des unités de protection des femmes (YPJ), qui dénonce l’exclusion des forces politiques kurdes des négociations en cours à Genève au bénéfice d’une opposition incluant des groupes islamistes : "Nous sommes face à Daesh et à la Turquie"
  • Le reportage "Femmes kurdes, révolution au féminin ?" pointe les singularités du combat des femmes kurdes
  • "Turquie, Kurdistan : Appel à toutes les femmes" du Kongreya Jinen Azad (KJA) / Congrès des Femmes Libres.

Les Kurdes en guerre contre Daech

Les Kurdes jouent un rôle majeur dans la stabilité au Moyen-Orient et la lutte contre Daech. Ils se présentent aujourd’hui comme "le principal rempart à un obscurantisme barbare et anachronique" selon Xavier Muntz, auteur d’un reportage filmé : Encerclés par l’État islamique. (Extraits et commentaire du réalisateur ici).
De fait, selon le fondateur et directeur de la rédaction de Books, Olivier Postel-Vinay, "les Kurdes sont l’adversaire le plus redoutable de Daech" car "les seuls à à oser combattre pied à pied des fanatiques avides de mourir en martyrs" (in La "question kurde" à l’heure de Daech).
Kobané, Raqqa… autant de noms associés à la résistance "héroïque" des Kurdes face à la montée en puissance de Daech. Ils en paient le prix fort comme l’atteste le terrible massacre à Kobané entre les 25 et 27 juin 2015, dans le contexte d’une suite de victoires des forces kurdes de la mouvance PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) sur l’EI.
Pourtant "la Turquie pourrait couper les filières de ravitaillement de l’État islamique" selon David Graeber, anthropologue et militant figure de proue du mouvement Occupy Wall Street, pour qui "il suffirait de libérer les forces principalement kurdes de l’YPG (parti de l’Union Démocratique) en Syrie, et la guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en Irak et en Turquie" qui sont actuellement, les principales forces combattant l’ISIS sur le terrain" (article original du Guardian).

Alors "Les Kurdes auront-ils leur Rojava ?", obtiendront-ils "la reconnaissance internationale de ce Rojava, en échange de leur "contribution militaire" ?

Quelles solidarités ?

Face à l’aggravation de la situation faite aux Kurdes de Turquie les appels se multiplient pour alerter la communauté internationale afin de "faire pression sur le gouvernement AKP et sur le Président Recep Tayyip Erdoğan, pour qu’ils abandonnent leur politique de guerre et leurs pratiques antidémocratiques, afin de faire taire les canons et arrêter les meurtres" :

Des solidarités concrètes envers les combattantes et combattants du Rojava ?
Des brigades internationales se sont formées sur le modèle des brigades internationales qui combattaient le fascisme espagnol en 1936. Une analogie peut-être idéalisée car la comparaison résiste mal à la réalité sur le terrain et demande de rester lucide : la venue de volontaires est un phénomène à décrypter.
Plus accessibles sont les soutiens qui proposent d’aider à sauver la vie des combattant-e-s. Différentes organisations ont ainsi lancé des campagnes de soutien pour financer des pansements contre les hémorragies.

Manifestation contre les massacres au Kurdistan turc par l’armée turque.
6 février 2016
(photo Yann Renoult)

Notes

[1] "Halkların Demokratik Partisi" : Parti de la Démocratie du Peuple (Turquie)